La guerre du gazon

Sylvie St-Jacques
La Presse

Montréal – On s’y arrête rarement même s’il verdit partout. Le gazon, végétal fétiche des golfeurs, n’est peut-être pas aussi inoffensif qu’il n’y paraît. Objet de discorde entre voisins aux notions esthétiques variables, buveur insatiable en période de sécheresse, souvent dopé aux pesticides, le gazon a le don d’attirer la polémique.

Tour du jardin des grandeurs et misères de la divine pelouse.

Le mois de mai dernier a été éprouvant pour Danielle Marleau. Débordée de travail, elle devait aussi veiller sur ses deux parents malades et soutenir sa grande fille qui se préparait pour ses examens de fin d’année. Un soir, en rentrant du boulot, elle trouve sur sa porte une note signée par sa voisine qui lui reproche le laisser-aller de son jardin, en lui donnant du même coup les coordonnées d’un paysagiste prêt à gazonner son domaine en long et en large.

« J’étais vraiment ébranlée sur le plan émotif. Cette note était de trop! Dans les circonstances, je trouvais vraiment futile et un peu ridicule de faire toute une histoire à propos de ma pelouse. Son commentaire m’a donné le goût de laisser l’herbe pousser, parce qu’il me semble qu’elle aurait pu venir m’aider plutôt que simplement me critiquer », raconte Danielle Marleau.

Pourtant, elle ne trouvait pas si vilains les herbes longues, les pissenlits et les fleurs sauvages qui s’épanouissaient sur son terrain. « Les gens sont un peu exigeants. Je pouvais comprendre dans une certaine mesure les récriminations de ma voisine. Mais quand même, ce n’était pas si offusquant! »

Rêver vert

Comme plusieurs Nord-Américains, la voisine de Danielle Marleau, pro du jardinage, cultive peut-être le mythe de la pelouse parfaite. La biologiste Edith Smeesters, fondatrice de la Coalition pour les alternatives aux pesticides, résume les symptômes de cette affection.

« Un psychologue m’a déjà expliqué que les Québécois, fils d’agriculteurs qui ont maintenant accès à l’aisance, craignent la misère. Les priver de pesticides pour la pelouse leur donne l’impression de retourner à la charrue. Il existe un culte de la propreté qui les porte à idéaliser le vert des terrains de golf et à croire que tout ce qui bouge est dangereux. C’est très fort, cette mentalité spic and span », signale-t-elle.

Gérald Domon, professeur à l’École d’architecture de paysage, ajoute que la sensibilité à l’environnement amène graduellement les Québécois à redéfinir leurs critères esthétiques. Mais certaines résistances demeurent. « Prenons par exemple les marécages: nos parents appelaient ça des swamps et y jetaient leurs déchets. Mais aujourd’hui, ils sont devenus des lieux écologiques importants que l’on aménage. Pour les générations précédentes, les marguerites ou les verges d’or étaient aussi considérées comme de la mauvaise herbe. »

En 1998, le Centre canadien d’architecture a présenté une vaste exposition intitulée La Pelouse en Amérique, qui retraçait les origines du fameux tapis vert. On y apprenait comment la pelouse est devenue la reine des jardins américains au cours du XVIIIe siècle.

Acteur et témoin du spectacle d’une vie de banlieue bucolique, la pelouse, nous révélait cette exposition, a rapidement joué un rôle social voire politique dans les petites villes américaines. « La tonte du gazon, par exemple, est devenue un important devoir civique. Comme le passage de l’aspirateur ou le rasage, autre mesures civilisatrices d’ordre plus privé, elle doit se faire régulièrement pour domestiquer les débordements d’une nature tenace », explique le résumé Nos amis les pissenlits.

« Totalement fabriquée, entièrement soumise aux lois de l’industrie, de l’horticulture, de la génétique et de la botanique appliquée, la pelouse n’a vraiment rien de naturel. Des centaines de variétés de gazon sont actuellement cultivées pour leur couleur, leur texture, leur densité et leur résistance », précise-t-on dans ce résumé.

Depuis plusieurs années, Edith Smeesters se bat pour promouvoir l’intégration de la biodiversité dans les pelouses québécoises et, bien sûr, l’abolition des pesticides. Pour la santé des enfants et de tous ceux qui aiment déjeuner sur l’herbe, mais aussi pour libérer les citoyens de l’esclavage de l’entretien du gazon. Elle en profite pour dénoncer l’emprise de l’industrie sur le gazon. « Le concept de pelouse, au départ, est artificiel. L’idéal d’une ‘moquette! dans sa cour a été inventé par des compagnies qui fabriquent des pesticides, des systèmes d’irrigation, des engrais. Avec une pelouse écologique, on ne peut s’attendre à la perfection », note la biologiste.

En principe, les citoyens devront faire leur deuil des pelouses exemptes de pissenlits, champignons et autres intrus, puisqu’à partir de 2005, seuls les détenteurs d’un permis seront autorisés à acheter des pesticides. Et à compter d’avril 2006, la vente de tout pesticide contenant l’un des 13 ingrédients actifs proscrits par le Code de gestion des pesticides sera interdite.

Malgré ces progrès, Edith Smeesters estime que, du vert green de golf au vert « bio », il y a un sacré chemin à parcourir. « Il y a beaucoup de travail à accomplir pour se défaire de ce mythe de la pelouse parfaite, encouragé par les terrains de golf, qui est aussi un symbole de prestige. »

Elle précise toutefois que l’anarchie absolue est tout aussi incompatible avec une pelouse saine.

« Il faut apprendre à accepter ce qui pousse spontanément dans la pelouse, comme le trèfle et les pissenlits, sans cependant arrêter de tondre et tomber dans le laisser-aller. Tant que ce n’est pas du chardon ou de l’herbe à poux et que c’est vert, il n’y a pas de problème. »

Les pelouses du futur

Pour passer moins de temps derrière sa tondeuse ou à quatre pattes à arracher les pissenlits, pour consommer moins d’eau potable et se passer de pesticides, plusieurs se tournent désormais vers les pelouses bio. Celles-ci demandent moins d’arrosage et d’entretien, se contentant de quelques tontes par saison. Daniel Côté, président de la compagnie Pelouses Écologiques dans les Cantons de l’Est, décrit le comment et le pourquoi de cette pratique.

« D’abord, on préfère le terme » couvre-sol « à celui de gazon. Ce sont des pelouses où on tolère de la biodiversité et une proportion de 5 % de mauvaises herbes. Tout dépendant de la nature et des conditions de croissance du sol, on peut incorporer du trèfle ou d’autres plantes. Dans un couvre-sol écologique, on inclut aussi des micro-organismes comme des vers de terre pour assurer l’aération ou des insectes prédateurs comme les coccinelles qui mangent les pucerons. »

Quant au gazon classique, celui des terrains de golf, il est en majorité composé de « pâturin du Kentucky », une graminée qui demande beaucoup d’entretien. « La pelouse, que l’on sème ou étend ici, a été importée d’Angleterre où il pleut tout le temps. Le gazon s’en tire bien au printemps et à l’automne, mais, pendant les canicules, il subit un stress qui le rend plus vulnérable aux punaises et aux ravageurs », explique Edith Smeesters.

Les concepteurs de jardins contemporains contribuent aussi à changer notre vision du gazon. Patricia Lussier, de la firme d’architectes de paysage Espace Drar, explique comment des projets, surtout réalisés pour des compagnies, des municipalités ou des expositions artistiques (comme les Jardins de Métis), offrent une réflexion nouvelle sur le concept de la pelouse. « Dans certains projets, le gazon est un élément visuel en soi qui fait partie intégrante de l’organisation de l’espace. On fait par exemple des buttes en gazon, des murets en posant sur le sol des matières comme du verre ou du caoutchouc recyclé. »

L’herbe du voisin

« Maintenu à une hauteur de cinq centimètres, le tapis de verdure devient vite le terrain d’entente de voisins sachant respecter cette convention tacite, mais aussi un terrain de bataille et de compétition sur lequel s’affichent côte à côte les rivalités particulières », mentionne le résumé de La Pelouse en Amérique.

Le bon voisinage des pelouses a par exemple donné naissance à des règlements qui, dans certaines villes, proscrivent la tonte le dimanche ou déterminent la longueur maximale de l’herbe.

Les voisins qui vouent un culte à la pelouse, note Edith Smeesters, empêchent les autres de virer bio.

« Je rencontre souvent des gens, dans les conférences, qui sont d’accord pour introduire de la biodiversité mais qui s’inquiètent de ce que vont dire les voisins. Par exemple, plusieurs aimeraient introduire du trèfle, mais ils ont peur que ça déborde chez les voisins parce que les terrains communiquent », explique-t-elle.

Danielle Marleau qui, depuis quelques semaines, a pris en main les destinées de son jardin, ne compte pas laisser le conformisme dicter ses choix et entrer dans la guerre du gazon. « Je ne trouve pas que le gazon est la plus belle chose au monde. En fait, j’aimerais n’avoir aucun gazon et juste des fleurs sauvages, des vivaces, des pierres et des groupements fleuris. »

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Sujet(s) uniforme(s) : Habitat, jardinage et décoration
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Doc. : news·20040809·CY·80408754713